Le Goût du Pain
Trente ans et des poussières que ce village n’avait pas vu de commerce ouvert dans ses ruelles. C’est désormais du passé grâce à Aurélie et Emmanuel, un couple de meuniers-boulangers bio hors norme parti à la (re)conquête du goût du pain.
Au fournil et au moulin
Où est passé le goût du pain ? Emmanuel, boulanger bio à Aigremont, 75 âmes, petit îlot de maisons de pierre posé au milieu des champs du canton de Chablis, a une idée bien tranchée sur la question. Et nous, consommateurs, qu’en savons-nous du vrai goût du pain ? Pour être honnête pas grand chose à part quelques ouï-dire familiaux. À en croire les souvenirs de nos anciens, ceux qui cassaient la croûte avant la toute puissance de l’agroalimentaire, des farines standardisées et des levains chimiques, le pain que nous mangeons aujourd’hui n’a pas grand chose à voir avec celui de leur jeunesse, ce pays de cocagne pavé de miches lourdes comme des meules se conservant une semaine, de mie dense, colorée et savoureuse, de croûtes tellement craquantes, tellement dorées… Assez, n’en jetez plus !
Le goût du pain serait-il passé aux oubliettes sans que personne n’ait pipé mot ? Comment retrouver une saveur que l’on n’a pas connue ? Plus qu’une enquête policière, c’est à une sorte de reconstitution historique à laquelle s’attaque une nouvelle génération de boulangers engagés. Il est 14h30. Emmanuel enfourne un bataillon de futurs pains de campagne au froment, ses préférés. 45 minutes à 235°. Et un peu plus si besoin. Les premiers clients sont attendus pour 17 heures. Cela nous laisse du temps pour parler du pain et de la renaissance d’un boulanger passé du conventionnel au bio.
On ne compte plus les salariés du tertiaire rêvant de claquer leur ordinateur et de quitter la vie de bureau pour se lancer dans un métier manuel et si possible au vert. La quête de sens, d’une autre vie, n’est pas une lubie passagère, elle est en train d’irriguer la société. Mais avant de tout plaquer, il faut apprendre de l’expérience des autres pour s’éviter les fausses idées. Il y a des empêchements, des obstacles, des sacrifices et des chausse-trappes partout. Le parcours d’Emmanuel est en ce sens riche d’enseignements.
Paris-Aigremont, en aller simple
Après 20 ans à Paris dans la boulangerie conventionnelle, un échec à son compte malgré l’aide de sa compagne Aurélie, il retourne pendant un an sur les bancs de l’école pour un bac pro agricole à Auxerre. « On voulait changer de métier complètement, se lancer dans l’élevage de chèvres, se reconnecter à la terre. Après toutes ces années enfermé au fournil à subir de grosses cadences, j’en avais marre. Je voulais produire du fromage. C’est un métier, comme dans la boulangerie, où la fermentation tient une place essentielle. Le travail du vivant m’a toujours passionné. Qui sait si, dans quelques années, je ne ferai pas du vin ! »
Emmanuel et Aurélie sont des exemples de résilience, de volontarisme et d’adaptabilité. Leur philosophie ? Faire ce que l’on sait faire et avec ce que l’on a. C’est sans langue de bois, qu’ils expliquent que la question de l’installation des jeunes producteurs est plus que problématique. Le foncier, l’accès à la terre, quand on n’est pas soi-même fille ou fils d’agriculteur ou d’éleveur c’est très compliqué. « Mais ça, ils ne vous le disent pas quand vous êtes à l’école », regrette Emmanuel. C’est durant ce moment de doute quant à la possibilité de devenir éleveur, que le hasard entre en jeu. La famille d’Aurélie entend parler d’un couple de paysans-boulangers du côté de Châtillon-sur-Seine (Les épis d’Antide en Côte d’Or) qui cherche du renfort au fournil. “On les a rencontrés, on a bien discuté, cela a tout de suite collé, il m’ont offert l’opportunité de me reformer.” Avec humilité, Emmanuel va réapprendre son métier aux côtés de ces pionniers.
Travailler à deux
Un stage suivi d’un petit contrat suffisent pour qu’Emmanuel retrouve l’envie du pain puis, très vite, le chemin de son nouveau fournil, installé dans une petite salle communale vide du village d’Aigremont privé de commerce depuis 1986. Cette fois, il travaillera à sa façon, avec Aurélie, loin des cadences et des pratiques de la boulangerie conventionnelle, à partir de céréales produites par un ami et d’un petit épeautre qui pousse dans les champs de sa belle-mère. Le sourcing reste prioritaire. “On veut tout voir de nos propres yeux”. La discussion glisse vers le raz-de-marée bio de la grande distribution, les récents scandales, des pratiques des lobbies pour contrôler ou noyauter la chaîne de production, des financements défaillants de l’Europe vis-à-vis de la filière bio qui permettent aux géants de pousser progressivement leurs pions. Bref, pour veiller au grain, plus que jamais, il faut contrôler soi-même tout ce qui peut l’être et accepter l’idée d’un possible bio à plusieurs vitesses. La prochaine étape ? S’associer pour posséder son propre moulin sur les terres où poussent les céréales.
Ma farine, ce n’est que du grain écrasé. Rien de plus. Mon levain est réalisé à partir de sarrasin. Je fabrique des produits simples, mais il faut beaucoup de temps et d’essais pour parvenir à sortir tous les jours du four quelque chose de simple et de bon.
Emmanuel Croteau
Au feu l’image d’Epinal du boulanger se levant à deux heures du mat’ pour vendre ses croissants et ses baguettes aux lève-tôt ! Emmanuel et Aurélie, ont choisi de ne pas sacrifier leur vie de famille. Le fournil n’ouvre que les mardis et vendredis après-midis. Les amateurs de pains, de brioches et de gougères au Comté affiné, affluent des villages alentours. Certains s’organisent pour en ramener aux voisins. « Je fabrique du pain de garde. Contrairement aux baguettes qui ne tiennent pas plus de 24 heures, ces pains se conservent longtemps. » Quand la boulangerie est fermée, le fournil tourne à plein régime pour la vente sur les marchés de la région assurée par Aurélie (Chablis le dimanche, Tonnerre le mercredi).
Une alarme retendit. Fin du temps de parole. Sortie de la fournée. C’est en tapotant la croûte de ses pains de campagne comme on toque à une porte, qu’Emmanuel estime sa cuisson. Quand ils sonnent trop sourd, c’est qu’il faut les laisser encore un peu, four éteint, le temps que l’eau s’évapore. Le premier contact du pain est un moment privilégié dont il ne se lasse pas. On accepte sans se faire prier de s’approcher pour sentir les effluves du blé et écouter le pain encore brûlant croustiller tranquillement.
Nos pains, lorsque l’on croque dedans, on est dans les champs.
Emmanuel Croteau
Malgré quelques réticences personnelles, ce passionné de pains de garde façonne depuis peu des baguettes pour sa clientèle. Au détour de la conversation, nous apprenons que dans son ancienne vie parisienne, ses baguettes lui avaient valu des récompenses. Les goûts ne se discutant pas, si la baguette est réclamée, il n’y a pas de raison de la bannir du fournil. Et les viennoiseries ? « J’y travaille.» Nous repartons avec une très bonne nouvelle : Emmanuel adore la galette des rois. Vivement la nouvelle année !
Se concentrer sur l’essentiel, le geste, les saveurs, les bonnes pratiques, affirmer sa différence, pour consommer peut-être moins mais avec plus de plaisir gustatif. Ces valeurs ensemble créent du sens dans une époque marquée par le doute et la suspicion alimentaire. Au final, c’est le consommateur qui décidera de soutenir ou pas l’excellence et les modèles alternatifs, qui cèdera ou pas aux arguments du bio de la grande distribution contre le travail des petits. Et pour choisir en conscience chez qui « dépenser son argent », il n’y a pas trente-six solutions, il faut connaître les producteurs et les artisans, les rencontrer, comprendre leur démarche, leur histoire. Acheter des produits que l’on aime chez des gens que l’on apprécie. Est-ce la clé de voûte d’une nouvelle organisation d’une consommation alimentaire résiliente, responsable et éthique ? L’avenir nous le dira.
Le Goût du Pain
4 rue du Patis, 89800 Aigremont.
Ouvert les mardis et vendredis de 17h à 20h & sur les marchés de Chablis (dimanche) et de Tonnerre (mercredi).
Retrouvez Aurélie et Emmanuel sur leur compte Instagram.
Texte : Laurence Guilloud. Photos : Fabrice Le Dantec.
Pour en savoir plus sur Les Petites Routes, rendez-vous ici.