Chez Madame Tisslaine
Au premier abord, on pourrait penser qu’ici les pelotes et rouleaux de tissus ont pris le pouvoir, obéissant à leurs propres et obscures règles de rangement. A tort. La patronne des lieux connaît chaque recoin et passage secret. Et ça fait quarante ans que ça dure.
Si Bernadette était capitaine, son navire s’appellerait l’insubmersible. Contre vents économiques contraires et délocalisations, derrière le comptoir de sa mercerie, caverne aux trésors débordant de pelotes, rubans, boutons par milliers et coupons de tissus, cette passionnée de tricot tient bon la barre. « Depuis le 8 juillet 1979 », précise-t-elle. « Quand j’ai voulu me lancer dans le commerce à Tonnerre, tous les locaux étaient occupés, j’ai même eu du mal à m’installer. » Quatre décennies plus tard, il faut un peu d’imagination pour se figurer la ville de l’époque car nombreuses sont aujourd’hui les vitrines à afficher des panneaux à louer. Tonnerre dans l’Yonne, plus ou moins 4.750 habitants, n’a pas échappé au malaise frappant les centres-villes aux quatre coins de l’hexagone, dévitalisés par les fermetures d’usines, la métropolisation de l’emploi et l’émergence de nouveaux modes de consommation.
Et pourtant, il flotte dans cette petite cité un vent de renouveau, une envie d’aller de l’avant sans esbroufe, de tenter des choses, d’entreprendre à hauteur d’hommes. Entre les maisons vides, les hôtels particuliers fantomatiques, émergent de nouvelles adresses. Ici un café librairie où l’on parle italien et musique, plus bas un atelier de presse pour la gravure à deux pas de l’hypnotique fosse Dionne. Tonnerre serait-elle une ville faite pour ceux qui veulent se réinventer une vie ? Ce n’est pas le comédien Vincent Macaigne, rocker jetlagué et héros du film Tonnerre (réalisé par Guillaume Brac en 2013) qui vous dira le contraire. Mais revenons chez Madame Tisslaine, 8 rue de l’Hôtel de ville, qui vient de raccrocher son téléphone.
A Tonnerre, tout le monde m’appelle Madame Tisslaine du nom de ma boutique et ça me va bien !
Bernadette “Tisslaine”
Tisslaine est de la famille des petites boutiques-monuments, modestes, immuables, attachantes, jalons de mémoire à la présence réconfortante. Tout passe, tout lasse mais Tisslaine reste, fidèle au poste. Et le carillon de la porte d’entrée continue à tinter, rassurant, familier, à chaque fois qu’un client en franchit le seuil. À la question « Êtes-vous aujourd’hui la plus ancienne boutique de Tonnerre », elle nous répond en rigolant : « Vous n’osez pas me demander si je suis la plus vieille commerçante de la ville ? C’est sûr ! Pour plaisanter, je dis souvent que je suis le dinosaure de Tonnerre. »
Et si Madame Tisslaine lève encore le rideau, c’est parce qu’elle le veut bien. « Je touche ma retraite qui tombe tous les mois et même si elle n’est pas lourde c’est quand même bien agréable (rires) alors si je suis toujours là c’est parce que j’aime ça, c’est un choix. A mon âge, je pourrais mettre la clef sous la porte mais quand on a aimé quelque chose, on a du mal à se résigner, et je ne suis pas du genre à lâcher ! » Et ce n’est pas non plus l’arthrose qui aura le dernier mot face à cette bosseuse. « Au début de l’année, j’avais le bras esquinté. Depuis, je m’accorde un jour de pause dans semaine. Le jeudi, dorénavant, je suis fermée ! » Lever le pied, d’accord, mais point trop n’en faut.
À Tonnerre, on fabriquait des tourne-disques vendus dans des boîtes en carton. Chez tous les Tonnerrois on trouvait au moins l’une de ces boîtes, c’était un signe de reconnaissance. On s’en servait de boîtes à couture.
Bernadette “Tisslaine”
En ce début d’automne, le moment est venu de trouver une place aux nouvelles pelotes. Le stock est immense, généreux, toujours à la limite du débordement. À l’heure du tout marketing où l’on parle « rationalisation de l’espace », « expérience », « parcours client », « storytelling », Tisslaine est une bouffée d’air frais, une enclave rebelle dans un monde aseptisé. Au passage, Bernadette en profite pour glisser une petite leçon de commerce : « Il faut que le client constate qu’il y a du choix sinon on ne vend pas et il va voir ailleurs. » C’est ainsi que se bâtit une réputation : chez Tisslaine, on trouve toujours ce qu’on est venu chercher. Internet peut aller se rhabiller. En parlant digital, cette tricoteuse invétérée a d’ailleurs un avis bien tranché sur la question. « Ça me dépasse qu’on puisse acheter une laine sur Internet sans la toucher. Moi j’ai besoin de sentir la matière pour savoir si elle me plaît, si je vais aimer la porter. L’autre jour, j’ai eu un client qui avait commandé comme ça sur Internet une laine à 3 francs six sous, ça n’a pas manqué au premier lavage, son pull lui arrivait aux genoux ! »
J’aime bien travailler avec la laine Fonty fabriquée dans la Creuse. C’est l’une des sept dernières filatures françaises, elle a été rachetée par un passionné en 2017.
Bernadette “Tisslaine”
J’ai lu dans un magazine qu’il y avait un retour pour la couture chez les jeunes Américaines, que la mode était désormais de se fabriquer ses propres vêtements… Bon il faut croire que le phénomène n’est pas encore arrivé jusqu’à moi, j’aimerais bien avoir plus de jeunes dans la boutique.
Bernadette “Tisslaine”
Derrière le comptoir, une ribambelle de pulls taille poupée attire l’oeil et la convoitise des petites filles. « Dès que je reçois une nouvelle pelote, je tricote un petit pull, c’est plus parlant qu’une simple pelote, on voit tout de suite ce que donnera la laine. Je les fais tous avec une petite encolure, comme ça en fin de saison je les donne aux gamines de Tonnerre pour qu’elles habillent leurs ours en peluche ou leurs poupées. » De quoi se forger de douillets souvenirs d’enfance.
Tisslaine, 8 rue de l’Hôtel de ville, Tonnerre (89).
Texte : Laurence Guilloud. Photos : Fabrice Le Dantec.
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